« Le pastoralisme est le système de subsistance le plus adapté à la vie au Karamoja »

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L’année 2022 aura été rude pour les Karamojong, peuple du nord-est de l’Ouganda. L’été dernier, plus de 2 000 personnes y ont succombé à l’insécurité alimentaire. Le principal responsable : le changement climatique, dont les effets sont de plus en plus palpables. Heureusement, grâce au pastoralisme, ceux-ci peuvent être en partie contournés. Explications avec Emmanuel Emaruk, directeur de nos programmes en Ouganda, récemment de passage à Bruxelles.

Le changement climatique semble de plus en plus visible dans le nord-est de l’Ouganda. Quelles sont les conséquences pour la population ?

« Comme dans beaucoup de régions d’Afrique, le changement climatique est à l’origine d’événements météorologiques extrêmes, qui fragilisent les moyens de subsistance des populations. Ici au Karamoja, ces cinq dernières années, on observe de plus en plus d’extrêmes et d’imprévisibilités climatiques. On peut à la fois voir de fortes pluies tomber en un laps de temps très court, ce qui entraîne l’engorgement des sols et des inondations, suivies de périodes de sécheresse sévères.

Emmanuel Emaruk, directeur des programmes de Vétérinaires Sans Frontières au Karamoja (Ouganda) © Tim Dirven

Dans les deux cas, ce sont les agriculteurs qui sont les plus touchés car les deux phénomènes sont dévastateurs pour les récoltes. Pour les personnes qui ne sont pas suffisamment informées du changement climatique, c’est très déroutant. Cela affecte leurs mécanismes habituels de réponse et de résilience. »

Est-ce que les éleveurs souffrent aussi de l’imprévisibilité accrue du climat ?

« Les éleveurs peuvent normalement mieux s’adapter aux changements climatiques au Karamoja que les agriculteurs, qui dépendent exclusivement de leur production agricole. Si vous misez tout sur l’agriculture et que votre récolte est foutue, vous avez perdu une année et vous n’avez rien pour vous aider à survivre jusqu’à la prochaine récolte. Alors que si vous avez du bétail, vous pourrez toujours consommer un peu de lait et vendre un animal pour nourrir votre famille.

Ceci dit, le changement climatique affecte aussi les éleveurs. Les inondations favorisent l’apparition de maladies chez le bétail, et cela arrive de plus en plus souvent. Avant, il arrivait qu’une maladie évolue en épidémie une fois tous les trois ans. Maintenant, vous avez plusieurs épidémies différentes dans la même année.

Récemment, des épidémies de fièvre aphteuse, de peste des petits ruminants, de charbon bactérien et de péripneumonie contagieuse caprine se sont succédées en quelques mois. Ces maladies sont toutes mortelles et très contagieuses, alors il faut être très vigilant en tant qu’éleveur si on ne veut pas perdre tout son troupeau. La prévention des maladies, principalement par le biais de la vaccination, est essentielle pour éviter une mortalité élevée du bétail, et c’est ce que Vétérinaires Sans Frontières promeut. »

Comment la population réagit-elle à ces nouvelles incertitudes ?

Sur la route reliant Moroto à Kaabong, quatre jeunes femmes transportent du bois qu’elles vendront sur le marché. Il servira à construire des barrières pour protéger le bétail contre les raids. © Tim Dirven

« Certains jeunes ont tendance à vouloir quitter la région pour se réfugier en ville. Mais sans éducation ni qualifications (la majorité de la population au Karamoja est illettrée), ils se retrouvent très vite à mendier ou à la merci de personnes qui les exploitent.

D’autres commencent à couper du bois, y compris dans des zones écologiquement fragiles comme les montagnes, pour vendre du charbon de bois sur le marché et gagner un peu d’argent. Mais cela ne fait qu’empirer les choses : sans arbres, l’eau s’écoule d’autant plus facilement vers les plaines. Cela favorise non seulement les inondations et la destruction des cultures, mais cela augmente aussi la probabilité d’épidémies chez le bétail. »

Selon vous, c’est le pastoralisme qui est la réponse la plus adaptée aux nouveaux défis rencontrés au Karamoja. Ce n’est pourtant pas ce que le gouvernement préconise.

« C’est sans doute là que réside le principal problème : l’environnement politique n’est pas favorable au pastoralisme. Le gouvernement considère ce mode de vie traditionnel comme primitif et veut en finir avec la transhumance. A la place, on encourage le sédentarisme et l’agriculture intensive. Mais si l’on ne s’attaque pas aux facteurs qui rendent la production agricole vulnérable au changement climatique (variabilité du climat, faible fertilité des sols, sécheresses), les mauvaises récoltes sont inévitables, et cela compromet la résilience des communautés. La situation actuelle en matière de sécurité alimentaire montre bien la vulnérabilité de la production agricole face au changement climatique, puisque les ménages sans bétail sont les plus touchés.

Un groupe d’éleveurs et leur bétail dans le village de Nakiloro (district de Moroto). © Tim Dirven

Chez Vétérinaires Sans Frontières, nous sommes convaincus que le pastoralisme est la solution au Karamoja. Se déplacer avec son troupeau, c’est la seule façon de vivre ici. D’autant plus avec le changement climatique qui ne va qu’accentuer l’imprévisibilité des précipitations. Il n’y a pas assez de pluie là où vous êtes ? Ou au contraire, il y a des inondations ? Quelle que soit la situation, si vous êtes éleveur transhumant, vous pouvez toujours aller ailleurs.

Le pastoralisme est vraiment le système le plus adapté au Karamoja. En cas de catastrophe climatique, les récoltes seront perdues, mais le bétail pourra toujours être vendu. Si le bétail disparaît, vous n’avez pas de solution de rechange. »

Les décès enregistrés cet été au Karamoja ont-ils un lien avec le changement climatique ?

« On peut le dire puisque tout est parti d’une mauvaise récolte. A cause des extrêmes climatiques, nous avons eu une mauvaise saison agricole l’année dernière. Dans le même temps, à cause de la guerre en Ukraine, le prix de la nourriture a explosé sur les marchés. Les gens n’avaient plus de quoi acheter de la nourriture. En plus, l’insécurité dans la région a causé des pertes importantes de bétail, ce qui a fait sauter les filets de sécurité sociale traditionnels.

Angolekori Ngorok, bénéficiaire de nos aides financières inconditionnelles, a tout perdu suite à des raids de bétail dans le district de Napak. Elle a souffert de malnutrition sévère. © Tim Dirven

Bien sûr, nous avions déjà connu des sécheresses au Karamoja par le passé, mais les gens ne sont pas morts de faim. La différence, cette fois-ci, c’est que les gens n’ont pas eu de récolte et qu’en même temps, ils ont perdu du bétail. La perte de ce bétail a entraîné une perte de pouvoir d’achat pour les éleveurs, qui ont l’habitude de soutenir des personnes extrêmement vulnérables et n’ont plus eu les moyens de les nourrir.

Pour survivre, les gens se sont mis à manger des fruits et des herbes sauvages. Dans certains cas, cela a provoqué des diarrhées et des déshydratations. Pour les plus faibles, comme les personnes âgées, les enfants et les malades chroniques, cela a été fatal. Près de deux-mille personnes sont mortes de faim ou de maladies. »

Que fait Vétérinaires Sans Frontières pour soulager la population et les éleveurs ?

« Avec le soutien de la coopération belge au développement, nous avons augmenté le volume de nos actions humanitaires pour venir en aide à un maximum de personnes.

En début d’année, pressentant une période difficile à cause de la mauvaise récolte, nous avions prévu de fournir une aide financière à 200 personnes. Mais très vite, la situation s’est détériorée et voyant que de nombreuses personnes mourraient, nous avons revu nos plans en urgence. Nous avons pu venir en aide à environ 1 500 personnes, qui reçoivent encore actuellement 20 euros par mois pour acheter de la nourriture. Et heureusement, d’autres associations nous ont rejoints dans la région pour secourir plus de personnes et stabiliser la situation en matière de sécurité alimentaire.

Sous-comté de Tapac, dans le district de Moroto. Des agents communautaires de santé animale traitent et vaccinent le troupeau de vaches d’éleveurs Pokoth venus du Kenya. © Tim Dirven

En parallèle, pour sécuriser le bétail, qui est le principal moyen de subsistance, nous avons aussi procédé à la vaccination d’urgence de 143 000 têtes de bétail à Moroto, Napak, Kaabong et Karenga. Nous avons aussi effectué des traitements d’urgence contre les maladies transmises par les tiques, les vers, la gale et la trypanosomiase.

Notre assistance financière aux personnes les plus vulnérables s’arrêtera en février, mais nous continuerons à lutter contre les maladies et à réhabiliter les forages. »

Aujourd’hui, est-ce que la situation s’améliore ?

« Cette année, la saison sèche est arrivée deux mois plus tôt que d’habitude, dès le mois d’août. Les premières pluies ne sont pas attendues avant mars 2023, et il faudra encore trois mois de plus pour espérer une récolte. L’eau commence à se raréfier, mais pour l’instant il y en a encore pour tout le monde.

Le problème, c’est que nos voisins traversent actuellement une sécheresse sans précédent au Kenya. On s’attend à ce que 50 000 pasteurs kenyans quittent le pays pour venir chez nous. Nous sommes donc très inquiets pour la suite. En janvier et février, la situation va devenir très grave pour les éleveurs : les points d’eau vont s’assécher et le bétail risque de mourir car il n’y aura pas assez d’eau pour tous les animaux. Sans parler des pâturages.

Nous ne savons pas comment les gens vont réagir à la compétition pour les ressources. Le risque de conflits est réel, d’autant plus que les populations sédentaires ne voient pas l’arrivée des communautés pastorales d’un bon œil. Pour mieux gérer les ressources et éviter au maximum les conflits, nos équipes et nos partenaires (Karamoja Development Forum entre autres) sont en dialogue permanent avec les populations. Mais nous craignons une dégradation de la situation au début de l’année prochaine. »