« Afja Moja ». Une seule santé. Scandé à tue-tête par l’animateur et les membres du comité local One Health, le slogan swahili résonne dans la petite église de Busandwe. Un an à peine après le coup d’envoi du projet du même nom, c’est l’heure de la restitution des résultats de la première enquête communautaire dans ce petit village du Sud-Kivu, à quelques jets de pierres du Parc National Kahuzi-Biega.
Dans cette région de l’Est du Congo, les risques de transmission de zoonoses sont particulièrement élevés. Une zoonose est une maladie transmissible de l’animal à l’humain, et vice versa. Parmi les exemples les plus connus, on peut citer le virus du sida, Ebola ou encore la maladie de Lyme. Environ 2 maladies infectieuses sur 3 sont d’origine zoonotique chez l’humain. Ces dernières décennies, le rythme d’émergence de ces maladies s’accélère. En effet, l’activité humaine exerce une pression grandissante sur l’habitat naturel d’espèces sauvages, entraînant de plus en plus d’interactions entre celles-ci, la faune domestique et les humains. Tout cela augmente les risques de transmission et favorise l’émergence de pandémies.
One Health, un espoir face aux risques sanitaires
Pour faire face à ces menaces, l’approche One Health prône une collaboration étroite entre les acteurs des 3 secteurs de santé. Adoptée par les Nations Unies, cette stratégie repose sur l’interdépendance de la santé humaine, animale et celle des écosystèmes dans lesquels ils vivent. Fortes de leurs expertises respectives en santé animale, humaine et environnementale, c’est dans cette optique que les ONG belges Vétérinaires Sans Frontières et Médecins du Monde ont entrepris un nouveau projet avec le partenaire congolais Action pour le Développement des Milieux Ruraux et les communautés riveraines du Parc National Kahuzi-Biega. Afin de mieux comprendre les réalités locales, nous avons commencé par réaliser une enquête auprès d’elles.
Les résultats confirment l’importance de notre démarche : sur les 282 répondants, entre 60 et 80 % ont des contacts quotidiens avec des animaux. Dans la grande majorité des cas, ils partagent le même toit, souvent par manque d’espace. C’est ce que confirme Pascasie Nzigiri, 37 ans : « Mes chèvres dorment dans la cuisine. J’utilise les mêmes casseroles pour préparer notre nourriture et leur donner à manger ». Or, les chèvres et vaches vont paître à la lisière de la forêt, où elles côtoient des espèces sauvages porteuses de maladies, chassées du parc par la déforestation et le braconnage. Plus de 2 personnes sur 3 déclarent également manger régulièrement des animaux retrouvés morts, sans connaître la cause de leur décès.
C’est dire l’ampleur de la tâche à laquelle sont confrontées nos équipes, dont le but est entre autres d’éliminer ces pratiques dangereuses pour leur santé. D’autant que la population n’a bien souvent pas conscience des risques auxquels elle s’expose : « Pour eux, vivre avec des animaux est la norme et ils pensent que c’est sain, » confie Vincent de Paul Sanvura, gestionnaire du projet One Health pour Vétérinaires Sans Frontières. Pour les peuples autochtones qui vivent dans le parc et en sont originaires, cela va même plus loin : « Ils pensent que ce qui vient de la forêt est sacré et ne peut donc pas être mauvais. Pour eux, les maladies ne peuvent pas venir de là-bas. Au contraire, ce qu’ils trouvent dans la forêt leur sert de remède médicinal. »
Le Parc National Kahuzi-Biega, « hotspot d’émergence de pandémies »
Situé à l’Est de la République démocratique du Congo, le Parc National Kahuzi-Biega s’étend sur 600 000 hectares entre le Sud-Kivu, le Nord-Kivu et le Maniema. Ce poumon de verdure abrite des milliers d’espèces de mammifères, oiseaux, reptiles, primates et rongeurs, pour beaucoup endémiques de la région. C’est également le dernier refuge des gorilles des plaines de l’Est.
Mais derrière ce tableau idyllique se cache une réalité beaucoup plus menaçante. Selon les mots du Dr Luis Florès, vétérinaire et chercheur au Centre de Recherches en Sciences Naturelles de Lwiro, en bordure du parc, celui-ci serait un véritable « hotspot d’émergence de pandémies ». « Le secteur oriental de Tshivanga (zone du parc autour de laquelle intervient le projet, ndlr) est situé à 35 kilomètres de Bukavu et il est aussi proche de Goma et de son aéroport international. De là, un virus peut rapidement se transmettre dans le monde entier. Ce n’est pas un hasard si Ebola est apparu au Nord-Kivu, territoire sur lequel le parc se situe également, » explique le scientifique.
Coronavirus, hantavirus, filovirus,.. Les hypothèses ne manquent pas quant à la prochaine épidémie qui pourrait émerger aux alentours des monts Kahuzi-Biega. Mais selon le Dr Florès, ce sont des bactéries déjà connues, comme par exemple celles responsables de la tuberculose, dont nous devrions le plus nous méfier. « Ces bactéries peuvent développer des souches résistantes contre lesquelles il n’existe aucun remède, met en garde le scientifique. Cela nous menace jusqu’en Europe. »
Quand la vulnérabilité entraîne une pression sur le parc… et menace le santé de tous
Le danger est d’autant plus important qu’il n’existe aucune zone tampon entre le parc et les zones habitées. La population toute proche est donc continuellement en interaction avec le parc et sa faune, bien que cela soit interdit. Il faut dire que les territoires de Kalehe et Kabare comptent près de 400 habitants au kilomètre carré et connaissent une croissance démographique de plus de 3 %. La grande majorité (entre 94 et 98 %) vivant sous le seuil de pauvreté, beaucoup se tournent vers le parc pour assurer leur subsistance. A commencer par les peuples autochtones.
Chassée du parc sans compensation lors de sa création dans les années 70, la population indigène vit aujourd’hui amassée à sa lisière. Sans terres ni moyens d’existence, ils n’ont d’autre choix que d’exploiter (illégalement) les ressources abondantes que leur offre la forêt. Les animaux morts qu’ils y trouvent sont accueillis comme des dons du ciel. Gervais Kaneto Mwendanabo, représentant des peuples autochtones au sein du comité One Health de Busandwe, explique : « Nous préférons la viande de brousse parce que l’animal sauvage a la chance de brouter des herbes qui sont pour nous des médicaments. » Considérée comme « protégée » par la forêt, cette viande est préférée à la viande d’élevage dans sa communauté.
La population riveraine des villages alentours se rend elle aussi quotidiennement dans le parc pour y couper du bois. Transformé en braises par un processus de carbonisation, le bois sert à se chauffer ou à cuire les repas. Les surplus de charbon, vendus jusqu’à 25 dollars US les 50 kg, approvisionnent la ville de Bukavu, qui en consomme plus de 90 tonnes par an. Un commerce facile et relativement lucratif, en dépit des ravages qu’il provoque sur les collines avoisinant le parc. Selon les estimations, la déforestation aurait causé une perte de 5 à 10 % de la surface forestière du parc au cours des 30 dernières années.
Des parcelles en reboisement et des chèvres comme alternatives
Jusqu’à il y a peu, Adolphe Nachibazibazi, 78 ans, avait aussi l’habitude de pénétrer dans le parc pour y chercher du bois de chauffe pour sa famille. « Je savais que c’était illégal et que nous risquions d’être arrêtés par la police, mais nous n’avions pas le choix, » regrette-t-il. Depuis sa parcelle à Bulolo, dans la zone de santé de Kahungu, on aperçoit la lisière du parc, bordée de versants de collines dénudés.
Pour lutter contre ce fléau, Action pour le Développement des Milieux Ruraux a mis en place des pépinières. On y cultive des espèces à croissance rapide, dont les plantules sont ensuite distribués gratuitement aux riverains. « L’idée est que la population dispose de ses propres “forêts” à exploiter pour le bois de chauffe et le charbon, sans devoir se rendre dans le parc », explique Papy Bagalewa Bahati, coordinateur du projet One Health pour l’association.
Parmi les espèces choisies par Adolphe et son fils, des plants de Grevillea Robusta pour la construction, du Maesopsis Eminii à l’écorce médicamenteuse, mais aussi du calliandra, de l’agenia et de l’acacia mearci pour la carbonisation. S’il est encore difficile aujourd’hui d’imaginer une forêt sur la pente presque nue, c’est pourtant ce qu’on devrait y trouver d’ici 5 ans.
En attendant que ces arbres arrivent à maturité, exploiter la végétation du parc reste tentant. C’est pourquoi le projet prévoit d’autres alternatives pour aider la population à subvenir à ses besoins sans devoir puiser dans les ressources du parc. Vétérinaires Sans Frontières va notamment distribuer des chèvres aux familles les plus vulnérables. Ces animaux présentent plusieurs atouts pour diversifier l’alimentation et combattre la malnutrition ambiante : le lait de chèvre est riche en protéines et grâce au fumier, les récoltes sont plus abondantes, ce qui permet de vendre les surplus pour acheter d’autres aliments. Pour que l’élevage soit productif et sain, notre appui s’accompagne également de formations aux techniques d’élevage, de sensibilisations aux zoonoses et de soins vétérinaires.
Trouver des solutions en phase avec la réalité des communautés
Les activités de reboisement et de recheptellisation ne sont qu’une des multiples facettes du projet One Health, entamé en mai 2022 pour une période de 5 ans. Un des volets phares du projet est aussi de renforcer les systèmes de santé et de travailler à leur décloisonnement. Une étape indispensable afin de mieux prévenir, détecter et prendre en charge les risques sanitaires. En matière de santé animale, Vétérinaires Sans Frontières a déjà commencé à renforcer le réseau dans la zone. Quatre vétérinaires ont reçu du matériel de laboratoire pour mieux détecter les maladies du bétail avant qu’elles ne soient transmises aux humains. Les 172 agents de santé animale actifs dans la région ont également été sensibilisés à l’approche One Health. Certains ont d’ailleurs rejoint les comités One Health et participent ainsi activement à la surveillance épidémiologique.
Mais pour que le projet soit une vraie réussite, il faudra avant tout parvenir à faire évoluer les mentalités. Et le défi est de taille tant les croyances traditionnelles sont tenaces. Pour y arriver, le projet mise sur la recherche-action participative, encadrée par Médecins du Monde. Un concept qui se veut à l’écoute des communautés et des professionnels de santé, dans le but de trouver ensemble des solutions adaptées à la réalité des communautés. L’enquête réalisée à Busandwe et dans 12 autres villages fait partie intégrante de ce processus.
Le début du changement
Dans la petite église du village, la séance de restitution touche à sa fin. Bientôt, tous les membres du comité seront formés sur l’approche One Health, les gestes-barrière et les signes de maladies zoonotiques. Ils apprendront aussi quelques techniques de communication, bien utiles pour remplir leur rôle de sensibilisation auprès de leurs famille et voisins. Désormais, ils se réuniront chaque semaine afin de partager leurs constats et si besoin, lancer des alertes sanitaires via l’infirmier titulaire de leur aire de santé. Leurs rapports seront systématiquement remontés aux autorités vétérinaires et environnementales compétentes.
Pour l’heure, le message semble être passé chez la plupart des participants. « Je dois éviter les contacts dans la maison entre les animaux et nous les humains, » résume Pascasie. « Je vais me forcer à chercher des moyens de prévention : changer de bâtiment pour mes chèvres et écarter définitivement les contacts avec nous. Je vais essayer, mais ce n’est pas facile. » Si le chemin est encore long, le changement est déjà bien amorcé et tous sont résolus à avancer ensemble dans la bonne direction.
Ce projet est réalisé avec l’appui de la coopération belge au développement. Il s’agit d’une expérience pilote inédite mise en œuvre par Vétérinaires Sans Frontières, Médecins du Monde et le partenaire local Action pour le Développement des Milieux Ruraux. Chaque ONG est spécialisée dans un des trois secteurs de santé : animale, humaine ou environnementale.