Itinéraire d’une femme vétérinaire à l’est du Congo

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Cela fait un peu plus de quatre ans que nos équipes au Sud-Kivu ont fait la connaissance de Safi Ngomora, plus connue sous le nom de « Dr Safi ». A l’époque, la région pourtant largement agropastorale souffrait depuis de nombreuses années d’un manque d’investissements dans la santé animale. Le taux de mortalité du bétail élevé et les maladies à répétition au sein des troupeaux étaient presque devenus une fatalité.

Active dans les environs de Katana, sa région natale, Dr Safi se démenait déjà pour inverser la tendance, bien que dépassée par le manque de moyens. Dès nos premiers contacts, sa personnalité volontaire et enthousiaste a frappé les esprits. Le début d’une belle collaboration, sur laquelle nous revenons en ce mois de célébration des femmes.

Vétérinaire, un rêve d’enfant

A 31 ans seulement, Dr Safi est à la tête d’un impressionnant réseau d’agents communautaires et soigne des milliers d’animaux au Sud-Kivu, grâce l’appui de Vétérinaires Sans Frontières. © Arlette Bashizi

« Être vétérinaire, c’était mon rêve depuis l’enfance. J’ai toujours aimé le contact avec les animaux. Quand je voyais des chèvres ou des poules mourir dans mon village, ça me faisait mal au cœur. Je me demandais comment faire pour les soigner et pour que les éleveurs vivent mieux, » explique la jeune femme. Alors quand une faculté vétérinaire ouvre ses portes à Katana, à deux pas de chez elle, c’est une évidence : Safi décide de se lancer.

Au sein de la première promotion, elles ne sont que quatre filles sur les 32 inscrits. Six ans plus tard, elle sera finalement la seule femme à être diplômée. Aujourd’hui trentenaire, Safi Ngomora continue de faire figure d’exception dans le domaine des soins vétérinaires à l’est du Congo : la province du Sud-Kivu ne compte que quatre femmes vétérinaires, pour des dizaines d’hommes.

Si le métier de vétérinaire reste peu courant pour une femme en République démocratique du Congo, elle estime pourtant qu’il est bien accepté de manière générale : « Souvent, on me félicite, » nuance-t-elle. Alors comment expliquer un tel déséquilibre de genre ? « C’est un métier qui demande beaucoup d’engagement et de sacrifices, » poursuit-elle. Et qui s’éloigne de la trajectoire traditionnelle réservée aux filles dans la région : « La majorité des filles ici se précipitent pour le mariage à 16 ou 20 ans, » commente Safi. L’instabilité de la région décourage également les vocations féminines : « La plupart du temps, j’interviens seule. Je prends ma moto et je peux faire des kilomètres sur des routes isolées pour aller jusqu’à un animal malade. Ici, les femmes sont beaucoup plus exposées au viol à cause de l’insécurité. Avant de partir, je me renseigne toujours pour être sûre que la situation est calme sur mon trajet. » Une habitude qui lui a jusqu’ici épargné bien des problèmes, mais qui est loin d’être infaillible.

De vétérinaire de village à femme d’affaires

Dr Safi dans sa pharmacie vétérinaire, qu’elle louait dans le centre de Katana. Aujourd’hui, la jeune femme dispose de son propre cabinet vétérinaire. © Arlette Bahizi

Vers la fin de ses études, Safi est repérée par APDIK, une association locale de soutien aux éleveurs (partenaire de Vétérinaires Sans Frontières). Grâce à elle, l’étudiante suit plusieurs formations et obtient un crédit pour acheter des produits vétérinaires et commencer à soigner les animaux dans son village. Mais les éleveurs ne sont pas nombreux à avoir le réflexe de faire appel à elle. Elle soigne peu d’animaux et peine à rembourser son prêt.

C’est alors qu’elle croise la route de Vétérinaires Sans Frontières, en 2019. Un tournant déterminant dans la carrière de la jeune diplômée : « Sans l’appui de Vétérinaires Sans Frontières, je serais probablement restée vétérinaire au village. Je n’aurais jamais été connue. Si je suis devenue une femme battante, capable d’affronter les difficultés, c’est grâce à l’appui de Vétérinaires Sans Frontières, » nous confie-t-elle, reconnaissante.

Depuis 2023, le cabinet du Dr Safi est équipé de matériel de laboratoire, fourni par Vétérinaires Sans Frontières, pour un meilleur diagnostic des maladies animales. Une exception dans la région. © Thomas Cytrynowicz

Rapidement, tout s’accélère : elle suit différentes formations, notamment en gestion comptable et en marketing, en sensibilisation ou encore en insémination artificielle. Elle se retrouve bientôt à la tête d’un réseau de plusieurs agents communautaires de santé animale, qu’elle forme aux soins de base, et loue une officine dans le centre de Katana. Elle reçoit également une moto pour faciliter ses déplacements et parvient alors à servir une zone de plus en plus vaste du territoire de Kabare. Elle gagne de mieux en mieux sa vie. Il y a un an, elle s’installe dans son propre cabinet vétérinaire à Katana et reçoit du matériel de laboratoire pour identifier les parasites. « Cela m’aide beaucoup pour faire des soins curatifs avec précision. Je suis la première à avoir ce type de mini-laboratoire dans la région. »

Aujourd’hui, la renommée du Dr Safi dépasse de loin les frontières de Katana. Avec ses 72 agents, elle couvre même la région voisine de Kalehe, dont les hauts-plateaux abritent la majorité du bétail de la région. Rien qu’en 2023, son carnet de clientèle répertorie plus de 3500 éleveurs, près de 28 000 vaches et 100 000 chèvres et moutons. Les propositions de partenariats sont également nombreuses, que ce soit de la part d’autres organisations d’aide internationale ou d’universités.

« Si nos animaux meurent, ce n’est plus suite à de mauvais traitements. »

Autre constat impressionnant, la baisse de la mortalité animale depuis le début des activités du Dr Ngomora. Sur son ordinateur, elle garde un inventaire annuel des cas de mortalités depuis 2017. Elle enregistrait alors plus de 88 900 décès d’animaux. Pour 2023, ce nombre ne dépasse pas les 1224 cas. Une différence énorme que l’on doit d’après elle à l’approche SVPP (pour « services vétérinaires privés de proximité ») développée par Vétérinaires Sans Frontières, qu’elle a adoptée. Un système qui repose sur un réseau d’agents de santé animale formés parmi les communautés d’éleveurs et chapeautés par un vétérinaire.

Dr Safi se rend régulièrement sur le terrain, de Kabare à Kalehe, pour soigner les animaux de ses nombreux clients. © Thomas Cytrynowicz

Quand on lui demande la plus-value de l’ONG pour renforcer la santé animale au Sud-Kivu, sa réponse est rapide : « A part Vétérinaires Sans Frontières , il n’y a pas d’autre organisation spécialisée dans la santé animale et l’élevage ici. » Selon elle, les points forts du SVPP, c’est une combinaison entre la surveillance des maladies, la détection précoce et le traitement adéquat. Le travail de sensibilisation auprès des éleveurs effectué par l’ONG est également primordial : « Les éleveurs commencent enfin à comprendre l’importance de prendre en charge la santé de leurs animaux. Malgré leur vulnérabilité, ils sont prêts à payer. Même s’ils n’ont que 2 ou 3 dollars, on accepte de leur faire un tarif spécial. C’est symbolique mais ça nous donne du courage. »

« Si nos animaux meurent aujourd’hui, ce n’est plus suite à de mauvais traitements, » reprend-elle. « C’est parce qu’ils souffrent de maladies qui nécessitent des vaccins. Malheureusement, les éleveurs n’ont pas toujours les moyens de payer au moment où il le faut, pour respecter le calendrier vaccinal. » C’est pourquoi Vétérinaires Sans Frontières organise régulièrement des campagnes de vaccination, mais les besoins sont énormes et il est difficile de vacciner l’entièreté du cheptel.

Un avenir grâce à la médecine vétérinaire

Même si la situation s’est beaucoup améliorée, les défis restent nombreux et le travail n’en finit pas pour la vétérinaire et ses agents. « Le Sud-Kivu est une région agropastorale. Les animaux à soigner ne manquent pas mais les petits éleveurs n’ont pas les moyens de s’en occuper correctement. Nous aussi, on manque de moyens pour leur venir en aide en cas d’urgence. Un autre problème, c’est qu’il n’y a pas de clinique vétérinaire ni de laboratoire de médecine vétérinaire dans la région. » Elle plaide également pour une extension du réseau SVPP : « Il faut installer d’autres cabinets de proximité dans des villages non-couverts, notamment à Kalehe et au-delà. »

Dr Safi et son collègue Donatien Muntuokwindi, deux vétérinaires privés soutenus par Vétérinaires Sans Frontières, s’apprêtent à examiner le bétail d’un éleveur de la région de Katana. © Thomas Cytynowicz

Mais il en faut plus pour entamer l’enthousiasme de la vétérinaire. Loin de se décourager, Safi a le regard résolument tourné vers l’avenir. Et elle voit grand : « Si je trouve les moyens, j’aimerais ouvrir une clinique vétérinaire au niveau de la province car il y a vraiment un besoin. On pourrait avoir des partenariats avec des laboratoires expérimentés, pour mieux identifier certaines maladies et faire de meilleurs traitements. »

Le jeune Congolaise compte aussi sur la relève, en particulier féminine : « Je voudrais lancer un appel à toutes les filles congolaises : faites la médecine vétérinaire. Les espaces sont vides et les besoins sont énormes. » Pour elle, devenir vétérinaire est la garantie d’une indépendance financière, encore trop rare pour les femmes de sa région : « Quand on fait ces études, il ne faut pas chercher de travail ; c’est vous qu’on vient chercher. Il y a un business et un avenir. Vraiment, il ne faut pas hésiter ! »