Les dimensions cachées du conflit au Karamoja

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Vêtus de vêtements colorés, ils font paître leur bétail sur les vastes étendues de la savane, à la recherche d’eau et d’herbe fraîche. Tel est le mode de vie ancestral que perpétuent les bergers nomades au Karamoja, une région située au nord-est de l’Ouganda. Ici, plus de 80 % de la population dépend de l’élevage pastoral pour assurer sa subsistance. Mais aujourd’hui, on voit ces mêmes personnes porter du bois et vendre du charbon de bois sur le bord de la route. Que se passe-t-il ?

La recrudescence des conflits et la faim touchent particulièrement les populations les plus vulnérables

Au Karamoja, après une décennie de paix relative, les conflits entre différents groupes ethniques ont refait surface ces dernières années. Ils s’ajoutent à un cocktail déjà explosif de pauvreté, de corruption, de violence politique et de changement climatique. Ces situations de conflits ethniques ne se limitent pas au vol organisé de bétail, mais des villages entiers font l’objet de pillages impitoyables. Les communautés d’éleveurs les plus vulnérables ne perdent pas uniquement leur bétail et tout ce qu’elles possèdent à cause de cette violence permanente, de nombreuses vies humaines sont elles aussi perdues.

Ngorok Angolekori a perdu sa fille et sa petite-fille, toutes deux mortes de faim. Elle doit subvenir seule aux besoins de ses deux petits-enfants. ©Tim Dirven

Du fait de cette grande insécurité, les risques sont devenus trop importants pour les éleveurs transhumants. Ils sont dès lors de plus en plus souvent contraints de renoncer à leur mode de vie semi-nomade traditionnel, pourtant parfaitement adapté à leur environnement, pour se lancer bon gré mal gré dans l’agriculture. La sécheresse extrême et les invasions de chenilles légionnaires ont entraîné des pertes massives de récoltes. La population ne sait plus quoi faire.

« J’ai toujours élevé des poules, mais elles m’ont toutes été volées », témoigne Ngorok Angolekori. « Comme en plus, cette année, les récoltes ont été mauvaises et les stocks de céréales sont épuisés, il est devenu très difficile de trouver suffisamment de nourriture. Ma fille est morte de faim, peu après la naissance de son troisième enfant. En juin 2022, le bébé de trois mois est décédé lui aussi. Si on ne nous avait pas volé toutes les chèvres et toutes les vaches du village, on aurait pu garder le nouveau-né en vie en lui donnant du lait », nous explique-t-elle en désignant la petite tombe à quelques mètres de sa hutte.

Sécurité alimentaire volée

Sur le bord de la route, des familles vulnérables contraintes d’abandonner leur vie d’éleveurs vendent du charbon de bois. ©Tim Dirven

Les chiffres sont dramatiques et parlent d’eux-mêmes. Plus de 2 000 personnes sont mortes de faim entre juin et septembre 2022, et 41 % de la population locale (518 000 personnes) font face à de graves pénuries alimentaires. Une situation qui ne risque que d’empirer à l’approche des derniers mois de la saison sèche, avec des stocks alimentaires qui s’amenuisent rapidement. Comme solution de dernier ressort, de nombreuses victimes se mettent à couper du bois pour le vendre, brut ou sous forme de charbon de bois. Le conflit au Karamoja laisse ainsi des traces visibles sur la population et sur son environnement de plus en plus aride.

Margret Angolere et sa petite-fille nous montrent quelques dattes du désert et gousses de tamarin, la nourriture fournie par la nature en ces temps de pénurie. ©Tim Dirven

« En 2019 déjà, on nous avait volé nos bêtes : 22 chèvres, 2 vaches et 2 veaux au total. Les pilleurs avaient aussi emporté nos ustensiles de cuisine, nos vêtements et nos réserves de nourriture. Tout ce qui nous restait, c’était notre chagrin et notre solitude, puisque nous devons maintenant vivre sans nos animaux », témoigne Margret Angolere, qui a été victime de raids à plusieurs reprises. « Nous n’avons pas d’autre choix que de nous tourner vers la nature. Nous cueillons des herbes sauvages et des fruits, et nous coupons du bois dans les environs pour l’échanger contre de la drêche. » Les drêches, ce sont les résidus des brasseries locales, qui sont normalement utilisés pour nourrir le bétail.

La guerre en Ukraine a empêché l’approvisionnement en céréales et les prix des denrées alimentaires ont explosé. Le prix de la farine de maïs a triplé en l’espace de quelques mois. Outre les herbes sauvages et les fruits, la drêche est le seul aliment que de nombreuses personnes peuvent encore se permettre.

L’argent sauve des vies

En guise de réponse immédiate aux graves pénuries alimentaires, nous offrons une aide aux familles les plus vulnérables sous la forme d’argent liquide. Les personnes les plus pauvres, qui sont souvent mieux à même de déterminer elles-mêmes ce dont elles ont le plus besoin, reçoivent une petite somme d’argent chaque mois, sans aucune condition. C’est une méthode éprouvée qui laisse aux personnes touchées la liberté de prendre elles-mêmes leur situation en main et de reprendre le contrôle de leur vie.

Avec sa première aide de 25 euros, Ngorok Angolekori a acheté une nouvelle poule et de la nourriture pour les enfants. Elle a retrouvé le courage de vivre et essaie de fournir ce qu’il y a de mieux à ses deux petits-enfants. © Tim Dirven

Au Karamoja, nous venons en aide à quelque 1 559 familles vulnérables pendant cinq mois en leur donnant tous les mois une somme de 20 à 25 euros, pour leur permettre de passer la saison sèche. Ce sont principalement des personnes handicapées, âgées ou des malades chroniques et des sans-abris. Pour nombre d’entre elles, cette somme modeste fait la différence entre la vie et la mort.

« Sans ce don inconditionnel, je ne serais plus en vie aujourd’hui », affirme Ngorok Angolekori. « Vous voyez comment je suis aujourd’hui, eh bien ça n’a plus rien à voir avec comment j’étais il y a quelques mois. À l’époque, j’étais mourante. Les gens de ma communauté me mettaient de temps en temps un peu de nourriture en bouche, mais je n’étais plus capable d’aller chercher de l’eau à un kilomètre. »

Les femmes telles que Margret et Ngorok ne sont pas des exceptions. Les pillages violents touchent quasiment tous les villages de la région.

Les femmes appellent à la paix

En plein centre de la petite place du marché, Abibah Moru raconte comment son fils a été assassiné par des pilleurs. © Tim Dirven

En plein centre de la petite place du marché de Nawaikorot, un groupe de femmes joue une pièce de théâtre qui attire l’attention. C’est le forum pour la paix d’Abibah Moru, une fervente défenseuse de la paix. Elles reproduisent une scène de pillage violent, qui est suivie d’une série de témoignages. Abibah prend la parole en premier. Ces deux dernières années, elle a été victime de cinq pillages et a perdu au total 45 chèvres, 15 vaches, plus de 30 poules, ainsi que des vêtements et des ustensiles de cuisine. Mais cela ne s’est pas arrêté là :

Abibah Moru : « Mon histoire doit être racontée et chaque mère doit à son tour la raconter à ses fils. Je suis prête à mettre ma vie en jeu pour cela. » © Tim Dirven

« La semaine dernière, dans la nuit du 4 au 5 décembre, peu après minuit, ils ont à nouveau frappé. Nous avons entendu quatre détonations, trois ont touché leur cible : à la cuisse, dans le bas du dos et à la tête. Il est mort sur le coup. Mon fils, John Moru, a été assassiné par des pilleurs. Il n’avait que 26 ans et laisse derrière lui une femme de 25 ans et deux jeunes enfants », explique-t-elle à un vaste public présent sur la place du marché, le visage empli de larmes.

Cela fait plus de 20 ans qu’elle sillonne la région avec des forums de femmes pour la paix, et appelle à la reddition volontaire des armes.

« Quand tout aura été pillé, ils n’auront plus qu’un coup fatal à donner : tuer systématiquement tous les jeunes hommes pour éviter les ripostes », explique-t-elle. « Les pilleurs viennent de notre communauté. Ils ne sont peut-être pas présents quand nous faisons nos discours, mais leurs proches sont souvent dans l’assemblée. Nous espérons que leur faire voir nos larmes pourra faire la différence. »

La vulnérabilité motive le changement

Ces deux dernières années, le forum pour la paix d’Abibah a permis de retirer un arsenal d’armes de la circulation par le biais de redditions volontaires. Ces armes sont ensuite remises à l’armée. Depuis la mort de son fils, Abibah est plus déterminée que jamais :

« Ils ne m’empêcheront pas de parler. Je n’ai pas peur. Mon histoire doit être racontée et chaque mère doit à son tour la raconter à ses fils. Je suis prête à mettre ma vie en jeu pour cela. »

En collaboration avec notre partenaire local, Karamoja Development Forum, nous soutenons 14 forums des femmes pour la paix dans la région.

De l’espoir en ces temps d’incertitude

En adhérant au groupement d’épargne, Mariko et Clementina ont pu arrêter de couper des arbres. © Tim Dirven

Trois ans après le ravivement du conflit dans la région, aucune solution de paix n’a encore été trouvée – malgré la présence accrue de l’armée ougandaise. Des perspectives d’avenir existent néanmoins.

Un bel exemple de réussite, ce sont les microcrédits que Vétérinaires Sans Frontières aide à mettre sur pied. Depuis 15 ans déjà, nous soutenons des groupements d’épargne locaux en leur proposant des formations en comptabilité et entrepreneuriat, ainsi que des formations sur les subsides et la digitalisation. Ces groupements se composent de 15 à 20 villageois qui se réunissent toutes les semaines pour épargner de l’argent en alimentant la caisse d’épargne via une ou plusieurs actions. Ils sont en outre obligés de contribuer à une caisse de sécurité sociale. Chaque épargnant peut aussi par la suite emprunter de l’argent pour lancer de nouvelles activités et diversifier ainsi ses revenus.

« Auparavant, la production et la vente de charbon de bois étaient notre seule source de revenus. En adhérant à ce groupement d’épargne, nous avons pu faire autre chose. Nous avons employé l’argent emprunté pour développer des activités dans le commerce de bétail et dans le commerce de détail, et nous avons aussi récemment ouvert une petite brasserie locale », déclare non sans fierté Mariko Lochugae. Avec sa femme, Clementina Apie, il s’est affilié au groupement d’épargne de Looi en 2019, un groupement parmi les 53 que nous soutenons.

Depuis, la caisse d’épargne de ce groupement a doublé, pour arriver à 3 890 000 shillings (environ 1 000 euros). Le capital d’épargne annuel moyen d’un groupement un peu plus ancien s’élève à environ 6 500 euros, mais certains peuvent aller jusqu’à 12 000 euros.

Les groupements d’épargne rassemblent les gens et renforcent leur résilience. Ils parviennent ainsi à surmonter les imprévus, comme les sécheresses extrêmes ou les pillages. Grâce à cette sécurité financière supplémentaire, ils font aussi office de modèle de réussite inspirant pour la communauté en périodes d’incertitude et sont une source d’espoir pour un avenir meilleur.

Nous sommes actifs au Karamoja (Ouganda) depuis 2006. Notre travail y repose sur quatre piliers principaux : la santé animale, l’accès au crédit et la diversification des revenus, la production animale et l’accès au marché, ainsi que la gestion des ressources naturelles et l’atténuation des conflits. Depuis 2022, nous mettons également en place des opérations humanitaires, avec le soutien du gouvernement belge (Direction générale de la coopération au développement et de l’aide humanitaire).