Depuis 30 ans, l’Est du Congo connaît une grande instabilité due aux groupes armés qui s’y sont installés et aux conflits interethniques. Chaque année, le Sud-Kivu accueille un grand nombre de personnes contraintes de fuir pour échapper aux violences. Selon l’Organisation internationale pour les Migrations, la province aurait enregistré 5,6 millions de déplacements rien qu’en 2022. En septembre 2023, elle y comptait près d’1,3 million de personnes déplacées.
Située à environ 85 kilomètres entre Uvira et Bukavu, sur les moyens-plateaux d’Uvira, la commune de Lemera recense environ 170 000 habitants . Entre l’été 2022 et 2023, plus de 10 000 personnes y sont arrivées par vagues successives. Malgré les conditions socio-économiques difficiles dans la région, elles ont pu compter sur la solidarité de leurs compatriotes, qui leur ont ouvert leurs portes. Mais la vie à Lemera est difficile et la malnutrition n’est jamais loin.
Après deux ans d’intervention à Bwegera , Vétérinaires Sans Frontières s’est déplacée à Lemera pour y entamer un nouveau programme humanitaire. D’ici novembre 2025, notre équipe prévoit d’y offrir un appui direct à près de 2 000 ménages, soit environ 14 000 personnes. 60 % d’entre elles ont été sélectionnées parmi les déplacés. Les autres sont issues des tranches les plus vulnérables de la population locale.
Plus d’une dizaine d’activités sont prévues pour répondre à leur besoins les plus urgents, tout en visant une certaine durabilité. Au programme, entre autres : assistance monétaire inconditionnelle, distribution de chèvres et d’aliments concentrés pour le bétail, distribution de yaourt pour lutter contre la malnutrition infantile, mise en place et renforcement d’agents communautaires de santé animale ou encore vaccination du bétail. Au total, l’impact de ces activités devrait bénéficier à plus de 30 000 personnes. Explications avec notre collègue Richard Maisha Barhabula, responsable de nos activités humanitaires à l’est du Congo.
Pourquoi avoir fait le choix de quitter Bwegera pour Lemera ? Quelles sont les particularités de cette nouvelle zone d’intervention ?
« Nous y sommes allés pour être au plus près des déplacés. Quand nous étions à Bwegera, nous avons constaté que certains déplacés venant des hauts-plateaux ne s’adaptaient pas à la température locale et tombaient malade. A partir de 2022, beaucoup de déplacés sont arrivés à Lemera, où les conditions climatiques étaient similaires à celles qu’ils connaissaient sur les hauteurs. Or, il y avait peu d’acteurs humanitaires présents là-bas. Il y avait donc de grands besoins, principalement liés à la sécurité alimentaire et aux moyens de subsistance. Beaucoup de personnes qui ont fui les hauts plateaux y vivaient de l’élevage, que ce soit du gros bétail, des moutons ou des chèvres. La majorité a donc perdu tout moyen de subsistance en fuyant, soit parce qu’ils ont fui en laissant leurs troupeaux derrière eux, soit parce qu’ils ont été attaqués par des groupes armés dans leur fuite. Ceux-ci ont l’habitude de couper les pattes du bétail pour les empêcher de s’échapper.
Notre zone d’intervention à Lemera est six fois plus grande qu’à Bwegera, et nos appuis sont aussi plus importants. Lemera est une zone de santé composée de 26 grands villages, mais on ne pouvait pas intervenir partout. Nous avons donc décidé de cibler 6 villages parmi ceux qui comptent le plus de déplacés : Lemera, Langala, Kidote, Katala, Mulenge et Ndegu. Certaines zones ont été exclues, par exemple parce qu’elles ne sont accessibles qu’après une journée de marche, ce qui compliquerait trop nos interventions.
Malgré le changement de localité, nous avons été agréablement surpris de l’accueil que nous avons reçu ici. Les gens avaient entendu parler de notre travail à Bwegera. Cela a facilité le démarrage des activités et les contacts avec les autorités locales. »
Comment adapte-t-on nos interventions à un contexte comme celui de Lemera ?
« Les activités doivent toujours être adaptées au contexte local. A Bwegera, où nous sommes intervenus entre 2021 et 2023, nous avions fourni une assistance monétaire via téléphone mobile. A Lemera, c’était impossible car il a des zones entières qui ne sont pas couvertes par le réseau téléphonique. Nous nous sommes adaptés pour proposer cette même assistance inconditionnelle sous forme d’argent liquide. 400 ménages ont déjà reçu 2 tranches de 110 dollars pour subvenir aux besoins de leurs familles. La distribution de la dernière tranche aura lieu fin juin. Au total, ce sont plus de 2800 personnes qui en bénéficient.
Nous profitons des jours de distribution pour organiser d’autres activités transversales. Nous proposons par exemple des formations sur la gestion financière, la diversification alimentaire ou les mécanismes communautaires de protection contre l’insécurité.
En juin, nous distribuerons aussi des chèvres à 200 familles. D’habitude, ces familles donnent ensuite une partie de leurs chevreaux à d’autres familles dans le besoin. Mais dans un contexte d’urgence, ce principe de chaîne de solidarité n’est pas idéal car les programmes sont courts (deux ans en général) et on n’est pas sûr de pouvoir assurer le suivi. C’est pourquoi nous avons décidé à Lemera de donner trois chèvres à deux familles, déplacées ou hôtes. Nous formons les binômes selon leur proximité dans le village. C’est une nouvelle approche pour favoriser la solidarité et la cohésion, qui encourage le dialogue et le partage. Dans ce cas-ci, il n’y aura pas de transfert. Quand les chèvres auront des petits, les deux familles pourront décider ensemble de se répartir le cheptel. »
Quels sont les défis que vous rencontrez dans la mise en œuvre de ces activités ?
« Nos principales difficultés sont l’accessibilité et l’insécurité. Nos zones d’interventions sont assez éloignées, et les routes sont difficiles. Parfois, après de fortes pluies, les rivières débordent et coupent les routes. Cela perturbe nos activités. Le fait que le réseau téléphonique ne soit pas disponible partout ne nous facilite pas la vie non plus. Notre équipe ne peut pas utiliser le téléphone pour entrer en contact avec la population. Nous devons faire appel aux canaux locaux pour diffuser nos messages.
Nous devons aussi être très attentifs à la sécurité. Nous nous informons bien sur la situation avant tout déplacement. Régulièrement, il y a des tueries ou des rumeurs d’attaques dans certains villages. Dans ces cas-là, nous ne prenons pas de risques, mais nous sommes contraints de reporter les activités. »
Malgré ces difficultés, où trouves-tu la motivation de faire ce travail humanitaire ?
« Même si nous travaillons dans l’urgence, nos interventions sont durables. Quand je retourne à Bwegera, je peux rencontrer quelqu’un à qui on avait donné 2 ou 3 porcs et qui en a 15 aujourd’hui. Quand je vois comment les ménages se sont développés, ça me motive et ça me donne le courage de continuer à soutenir d’autres ménages. C’est pareil pour les agents communautaires de santé animale. On constate qu’ils interviennent par eux-mêmes et se développent au-delà de nos actions. De les voir devenir plus résilients, ça motive le staff.
Le fait que nous soyons si bien acceptés par la communauté m’apporte aussi une grande satisfaction, tout comme la reconnaissance de notre travail par les autorités. Je suis fier de travailler pour une organisation qui est acceptée et reconnue pour son expertise et son professionnalisme. »
Vétérinaires Sans Frontières met en œuvre des activités d’appui à l’élevage et à la santé animale à l’Est du Congo depuis 2007. Depuis l’automne 2021, nous y développons également des actions humanitaires, avec le soutien du gouvernement belge (Direction générale de la coopération au développement et de l’aide humanitaire). Ces activités s’inscrivent dans le cadre d’un programme multi-pays mis en œuvre au Sahel (Niger et Burkina Faso) et dans la région des Grands Lacs (Ouganda et RD Congo).